Dimanche 11 mars - Entretien avec le directeur général du ministère du plan et du développement
Grande agitation en ville ce matin alors que je monte sur la terrasse prendre le frais. Je reste pétrifié de surprise pendant quelques secondes devant le spectacle offert par les deux bulldozers qui s'activent à raser les avancées et autres préaux de fortune de la plupart des magasins du quartiers. Les réceptionnistes m'expliquent que la municipalité s'est décidée à détruire toutes les structures illégales en ville, une sorte de grand nettoyage avant le printemps. Et à en juger par les tas de gravats et d'objets variés qui s'accumulent partout où peut porter mon regard, il semblerait qu'il n'y ait finalement pas grand chose qui fut légal dans ce coin-ci de la ville. La foule rassemblée pour le spectacle est impressionnante et mêmes les deux grands engins de chantier peinent à se frayer un chemin parmi les badauds qui se déplacent de chantier en chantier. Les camions-bennes se suivent sur la route principale, bientôt relayées par des muletiers qui se chargent de toutes les petites pièces. Je remarque d'ailleurs que la plupart des petits « bureaux de change » sont parmi les gravats qu'on évacue. De mon perchoir, je regarde avec un pincement au cœur un des deux Caterpillar s'attaquer à mon restaurant préféré. Un peu bouleversé par le spectacle, je retourne dans ma chambre après avoir pris quelques photos malgré la désapprobation de mes hôtes.
C'est que j'ai un entretien avec le numéro 2 du ministère du plan et du développement à préparer moi ! J'affine le brouillon de la veille, revêts une chemise d'un grand tailleur britannique et loge mes petons dans des souliers cirés histoire de marquer le coup et en sachant très bien que j'arriverai là-bas en sueur et avec les souliers aussi poussiéreux que la route elle-même. Mon effort vestimentaire ne m'évites pas une attente de 2h à l'accueil, attente que je meuble tant bien que mal en commençant l'ébauche d'un audit sur la création d'un centre culturel francophone à Hargeisa et en faisant la conversation avec mon voisin. Celui-ci, venu au ministère pour candidater à une annonce parue dans le journal, me raconte son histoire, sa jeunesse au Somaliland alors encore rattaché à la Somalie, le refuge qu'il a trouvé en Afrique du Sud pendant la guerre civile et comment il est revenu au pays pour y retrouver la sécurité qu'il n'avait pas là-bas. En effet, agressé plusieurs fois par des gangs locaux qui lui réclamaient de l'argent en échange de sa vie et déçu de l'inactivité de la police sud-africaine, l'intéressé est revenu au pays ; d'autant plus facilement qu'il dispose de la double nationalité. Voilà encore là un sujet intéressant à traiter, la double nationalité chez les Somalilandais, son utilité et son usage. Il me raconte également que le gouvernement est le seul à proposer des emplois accessibles à tous ceux qui sont suffisamment qualifiés pour y accéder tandis que le secteur privé est très fortement marqué par le clientélisme. Lorsque je lui demande s'il s'agit là d'une manifestation du clanisme, il me répond qu'il s'agit plutôt d'intérêts et de proximités familiales, au sens plus restreint du terme, et quelques fois d'arrangement politiques.
J'adopte une stratégie différente pour l'entretien avec le représentant de l'Etat, jouant le naïf limite inculte sur son sujet dans les premières questions jusqu'à terminer par une petite volée de questions très précise et, semble-t-il, parfois un peu dérangeante ; ce qui n'est pas pour me déplaire et prouve que j'ai mis le doigt sur quelques points sensibles. Je pense qu'il me faudra pas mal de temps pour décortiquer en détail les réponses qui m'ont été fournies.
Sur le chemin du retour, puisque le ministère est situé exactement à l'opposé de la vile par rapport à mon hôtel, j'ai le plaisir de me voir proposer un petit tour en 4x4 par une des personnes que j'ai croisé au ministère et qui s'avère être un membre de la commission pour la gestion de l'eau implantée à Boroma. La perception que l'on a de la ville depuis le siège en cuir d'un land cruiser est totalement différente et on se croirai presque dans un de ces films où l'on vous montre par la fenêtre la misère que s'étale sous vos yeux. La où je vois une population qui parle fort et qui s'active lorsque je marche dans les rues, je vois désormais avant tout une ville désorganisée et presque sans activité tandis que les regards que l'on me portent changent de même ; le contraste est saisissant.
Avant de rentrer me remettre au travail, je passe prendre des nouvelles de mon petit restaurant et de son patron qui, après avoir été un peu méfiant envers moi au début de mon séjour ici m'accueille désormais très chaleureusement. Je découvre avec étonnement que les bulldozers n'ont pas terminé leur œuvre, laissant la moitié de l'établissement affaissé tandis que l'activité continue dans l'autre partie, presque comme si de rien n'était. Je prends un thé pour papoter un peu avec lui et j'apprends que, semble-t-il, les ouvriers se sont trompés en attaquant le bâtiment. Pas de fatalisme, pas de colère dans ses yeux, l'activité continue avec les clients qui s'installent.